Bail précaire et bail commercial
« À jouer avec le feu on peut se brûler les ailes »
Je vous raconte cette semaine l’histoire de locataire qui concluent des baux dérogatoires avec les propriétaires d’un local commercial.
Et ça va dégénérer.
Un bail précaire est un bail portant sur des locaux permettant l’exploitation d’un fonds de commerce pour exercer une activité commerciale, artisanale ou industrielle.
Cela permet par exemple de tester son activité avant de se lancer dans le grand bain.
Eh oui, car ce bail permet d’écarter les règles du bail commercial :
- Durée : maximum de deux années avant la loi Pinel et de maximum trois années désormais (au lieu de 9 dans un bail commercial),
- Loyer libre et sans plafonnement,
- Pas de propriété commerciale (le bailleur peut récupérer son local sans avoir à verser une indemnité de son locataire)
Dans l’affaire dont je vous parle aujourd’hui, un premier bail est signé par les bailleurs avec Madame T le 15 novembre 2011 et jusqu’au 15 octobre 2013 pour un local situé dans la région de Marseille.
Un deuxième bail dérogatoire est conclu le 9 octobre 2013 pour 23 mois avec la société A dont le gérant est le compagnon de Madame T.
Et un troisième bail dérogatoire est conclu le 15 septembre 2015 pour une durée de trois ans avec la société G dont Madame T est la gérante.
Le 13 septembre 2018, les bailleurs délivrent à leur locataire un congé (en effet à défaut de délivrer un congé si dans un délai d’un mois et après l’expiration du bail dérogatoire le locataire est laissé dans les lieux le bail dérogatoire se transformant bail commercial).
La société G ne part pas et le 9 octobre les bailleurs lui font délivrer une sommation de déguerpir puis le 12 octobre 2018 ils l’assignent en référé aux fins d’expulsion et d’indemnité d’occupation.
Madame T et la société G assignent alors les bailleurs aux fins de se voir reconnaître bénéficiaire d’un bail commercial. Ils soutiennent en effet que les baux dérogatoires successifs ont un caractère frauduleux.
L’enjeu est évidemment très important car si le tribunal fait droit à une telle demande Madame T et la société seront titulaires d’un bail de neuf ans renouvelable.
Si le bailleur souhaite y mettre fin, il lui faudra leur verser une indemnité d’éviction c’est-à-dire une indemnité qui compense le préjudice subi par le locataire du fait de la perte de son fonds de commerce, le fait d’être obligé de l’exploiter ailleurs.
Et cela a également pour effet de plafonner le montant du loyer.
Les bailleurs soulèvent la prescription de l’action : en effet l’article 145 – 60 du code de commerce prévoit que toutes les actions exercées en vertu d’un bail commercial se prescrivent par deux ans.
Autrement dit, si Madame T et la société G souhaitaient se plaindre des baux dérogatoires, ils auraient dû le faire bien avant 2018.
Le tribunal retient que l’action en requalification du premier bail est prescrite mais pas celle du deuxième qu’il requalifie en bail commercial d’une durée de neuf années.
Et il enjoint au bailleur de communiquer à Madame T un bail commercial écrit et signé par eux sous astreinte de 200 € par jour de retard.
Il retient aussi qu’il y a eu trop versé de loyer et condamne les bailleurs à restituer une somme de 7200 €.
C’en est trop pour les bailleurs qui relèvent appel de la décision.
Cela leur porte chance, car la cour d’appel se range à leur argumentation, l’action initiée par Madame T et sa société est prescrite. Celle-ci estime en effet que les locataires bénéficiaient d’un délai de cinq ans à compter de la signature de chacun des baux pour agir et donc en assignant en 2018 la demande est prescrite.
Le locataire ne sollicitant pas la requalification du troisième bail, il n’y a pas lieu de lui accorder un bail commercial.
Les bailleurs ayant clairement indiqué, par leur congé, avant l’expiration du délai du troisième bail de leur volonté d’y mettre fin, le troisième bail ne s’est pas transformé automatiquement en bail commercial.
Évidemment, Madame T et sa société sont mécontents et elles forment un pourvoi cassation.
Devant la Cour, elles soutiennent un argument : la fraude corrompt tout.
La fraude soutient suspend le délai de prescription pendant la durée du contrat.
Autrement dit l’action engagée en requalification du bail dérogatoire en bail commercial n’était pas prescrite.
À votre avis, ont-t-elles obtenu gain de cause ?
La réponse est oui.
Dans cet arrêt du 30 mai 2024 (RG n° 23 – 10. 184) la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel.
La fraude suspend le délai de prescription biennale applicable aux actions au titre d’un bail commercial.
La cour d’appel aurait donc dû rechercher si les fraudes, dont l’existence était invoquée par les locataires, étaient de nature à suspendre le délai de prescription.
Cette affaire va donc être examinée par une autre cour d’appel qui jugera s’il y a eu fraude pas dans cette affaire.
A retenir
Le bail dérogatoire est à manipuler avec d’infinies précautions c’est un domaine dans lequel il est particulièrement utile de se faire assister par un professionnel du droit.
Son mésusage peut conduire pour les bailleurs à être tenu de reconnaître la propriété commerciale de leur locataire. Ils ne sont plus libres de faire ce qu’ils veulent de leur local.