Enclavement et servitude

Avr 30, 2024 | Les chroniques de la Justice, Voisinage | 0 commentaires

« Une pensée est une idée de passage » disait Pythagore

Je dis cela pour consoler Monsieur et Madame P qui voulaient passer sur le terrain de leur voisin.

Mais le chemin va être semé d’embûches ! C’est le moins que l’on puisse dire.

Monsieur et Madame P sont propriétaires d’une parcelle située tout près de la frontière belge.

Cette parcelle est cernée d’une part par la propriété de Monsieur G et d’autre part par la rivière Biestelbeek qui forme la frontière entre la France et la Belgique.

Leur parcelle est louée à un exploitant agricole.

Monsieur et Madame P assignent en 2015 leur voisin, Monsieur G, en reconnaissance d’une servitude légale et conventionnelle à leur profit.

Ils demandent aussi que Monsieur G soit condamné sous astreinte à cesser toute entrave à l’exercice de leur droit de passage (ouverture des barrières ou transmission de la clé du cadenas, retrait de plantations gênantes).

Devant le tribunal judiciaire, tout se passe bien pour eux puisque la juridiction juge qu’ils bénéficient d’une servitude de passage.

Monsieur G relève appel et, cette fois-ci, c’est la décision inverse qui est prise, la cour d’appel estime qu’il n’y a pas de servitude.

Elle juge en effet que n’est pas enclavé le fonds qui bénéficie d’une tolérance de passage permettant le libre accès à la voie publique pour les besoins de l’exploitation.

Autrement dit, tant que le voisin laissera l’exploitant agricole passer, le terrain ne peut être considéré comme enclavé.

Il n’y a donc pas lieu de mettre en place une servitude.

Une telle décision ne satisfait pas Monsieur et Madame P qui forment un pourvoi en cassation.

Ils plaident que leur terrain reste enclavé à leur égard dès lors que la tolérance de passage n’est accordée qu’à leur locataire.

Ils sont donc fondés à solliciter la mise en place d’une servitude de passage en application de l’article 682 du Code civil.

Une expertise est ordonnée en justice.

L’expert, après avoir reconstitué la topographie naturelle du terrain (avant que celle-ci ne soit modifiée par les travaux de terrassement), note que la construction édifiée dépasse très largement les hauteurs au faîtage et à l’égout autorisées par les permis de construire originaire et modificatif.

La cour d’appel ordonne alors la démolition partielle de la construction pour la réduire dans les limites prévues par le permis de construire modificatif.

Fort mécontent, le propriétaire de la construction litigieuse forme un pourvoi en cassation.

Il soutient qu’il appartenait au juge du fond de rechercher concrètement, d’après les circonstances particulières de l’espèce dont il était saisi, si les sanctions qu’il prononce étaient ou non disproportionnées.

Il aurait dû se prononcer sur le point sur le point de savoir si la non-conformité de la construction au regard du permis de construire modificatif était minime ou pas.

Et il aurait dû, avant d’ordonner la démolition, se fonder sur une évaluation du prix des travaux qu’une telle mesure impliquait.

À votre avis, la Cour de cassation leur a-t-elle donné raison ?

La réponse est non.

Dans cet arrêt du 14 mars 2024 (RG n° 22 – 15. 205), la Cour de cassation juge que le fonds qui bénéficie d’une tolérance de passage permettant un accès suffisant à la voie publique pour les besoins de son exploitation n’est pas enclavée tant que la tolérance est maintenue, peu important qu’elle ne soit pas personnellement accordée au propriétaire mais à celui qui exploite le fond.

A retenir

Cette histoire m’interrogea deux égards :

  •  Quelle mouche a piqué les époux P pour qu’ils sollicitent en justice la mise en place d’une servitude alors que leur terrain étant loué, ils n’ont pas vocation eux-mêmes à y passer ?
  •  Que se passera-t-il quand la tolérance aura pris fin ? Une nouvelle procédure devra être engagée.